29/07/2012

FRIDA




En ce jour du 23 juin 2001, juste après le réveil, je songe à lire un article de John Berger. L’article paru dans Le Monde est fort bien écrit. Du moins, j’en apprécie le style. Le sujet : l’exposition “ Diego Rivera – Frida Khalo ” qui s’est tenue au musée Maillol à Paris en 1998 (entre le mois de juin et celui de septembre).

L’auteur se concentre plus sur la figure emblématique et légendaire de Frida Khalo que sur celle de Diego Rivera. On y apprend ainsi que Frida Khalo a été victime de la polio puis estropiée dans un accident d’autobus. À croire que sa vie est tout droit tirée d’une chanson réaliste ; ce qui ne fait qu’en accroître la dimension légendaire.

En lisant ces quelques lignes où l’écrivain anglais imagine l’artiste assise devant son miroir et se pomponnant, je songe à la toile de Ernst Ludwig Kirchner intitulée “ La Toilette, Femme au miroir ”. Voici ce qu’écrit John Berger : “ On imagine sans peine le reflet de son visage dans le miroir, les sombres sourcils qui se rejoignaient naturellement et que son khôl accentuait et métamorphosait en panthère noire surplombant ses deux yeux indescriptibles (des yeux dont on ne se souvient que si l’on ferme les siens !) ” Certes, le tableau de Ernst Ludwig Kirchner n’a sans aucun doute rien à voir avec la personne de Frida Khalo. La toile date de 1913 et je ne pense pas que l’artiste expressionniste allemand ait eu un quelconque contact avec la peintre Mexicaine. Quant au texte de John Berger il date de 1998, période à laquelle nous savons que les deux artistes dont il est ici question n’appartiennent plus. Ils relèvent désormais du passé, de l’histoire. Aussi, je sais pertinemment que ce n’est que mon esprit et sa capacité à divaguer qui, associant une image à un texte, m’amène à songer à l’œuvre de E. L. Kirchner. La question qu’il me semble important de me poser reste : pourquoi est-ce à l’œuvre de Kirchner que je pense et non, par exemple, à celle d’un Vélasquez peignant cette splendide Vénus au miroir (1648-1651) ?
Celle-ci, allongée de côté sur un lit, dos au spectateur, offre à voir ses formes généreuses. Appuyée sur son bras droit, elle tient sa tête de sa main droite comme pour mieux nous l’offrir à voir dans ce miroir ovale qui lui fait face. Les tons qui dominent dans cette œuvre de Vélasquez sont propres à l’art espagnol de cette période, à savoir le noir. Nous sommes en effet en plein dans cette époque ou la qualificatif de ténébrisme était appliquée aux œuvres espagnoles faisant un usage appuyé de la couleur noir ou plus généralement des teintes sombres. Pourquoi n’est-ce pas à La Vénus au miroir de Vélasquez que je songe ?
Les seules explications qui me viennent à l’esprit pour justifier le pourquoi du comment j’ai immédiatement penser à l’œuvre de E. L. Kirchner sont les suivantes : la femme qui y figure est peut-être trop sensuelle (Frida Khalo selon les dires l’était), la peinture y est trop léchée, trop soignée. Par ailleurs, une vision trop nette du visage de cette Espagnole qui, en ces temps lointains, s’était offerte dans toute sa nudité au regard du peintre, la rend par trop identifiable. Il ne m’est donc difficile de fabuler sur son identité. Et ce, bien que j’ignore tout d’elle, et que le thème du tableau fasse référence à la mythique déesse de l’Amour. L’absence d’image et par conséquent de preuve matériel d’identification d’un individu laisse le champ ouvert à l’imagination. Libre de toute référence et de tout repère, elle court.

Mais ces explications ne suffisent pas, il me faut aller plus avant. Aussi me faut-il ajouter que la Femme au miroir de E. L. Kirchner est de dos. Assise sur une chaise elle fait ou défait sa coiffure devant la glace. Les traits que l’artiste lui confère sont anguleux, rigides. Sa mine est triste voire même sombre, limite dramatique, lugubre. Elle est à sa toilette, ce qui n’est pas le cas dans l’œuvre de Vélasquez. De plus, chez ce dernier il y a dans le regard du modèle une sorte d’espièglerie qui nous éloigne totalement de l’idée de la toilette et ajoute une dimension érotique à la scène. Rien de tout ça ne transpire dans la toile de Kirchner. L’artiste semble plutôt vouloir sonder l’âme de cette figure féminine. Le miroir comme reflet de l’âme en somme. Il en ressort un sentiment de froideur malgré les tons chauds employés et le tout est dénué de sensualité. Trop d’angles, pas assez de courbes, rien que des lignes brisées. La chair est froide chez Kirchner, chaude chez Vélasquez et ce malgré la dominance des tons froids. La preuve donc que la couleur importe de façon moindre que la forme dans le dessin de l’archétype que nous nous faisons de la féminité.

Il est dit de Frida Khalo qu’elle était une belle femme, et ses frasques amoureuses avec Diego Rivera de même que sa liaison sulfureuse d’avec Trostki sont censées nous le rappeler, nous le confirmer même, au cas où nous en douterions.

Quoi qu’il en soit, moi, c’est à la toile de Kirchner que je songe lorsqu’en ce jour de juin 2001 je lis cet article de John Berger sur l’exposition Frida Khalo et Diego Rivera.
Sans doute est-ce parce que je m’imagine cette femme que l’on dit charmante et sensuelle assise dans sa chaise roulante devant son miroir. Et j’ai beau être ouvert d’esprit et savoir que l’état physique n’enlève que si peu parfois au charme d’une personne, je n’arrive pas à m’ôter cette image de la Femme au miroir de Kirchner de l’esprit. En effet, je n’arrive pas à dissocier les angles, les lignes rigides, voire brisées, desquelles Kirchner a extrait sa Femme au miroir, des traits – que j’imagine marquées - de cette pauvre Frida Khalo à qui la vie n’a en définitive pas fait de cadeau.

L’écrivain anglais rapporte qu’elle disait devant son miroir : “ Je m’habille pour le paradis ”. Et je me dis que oui… Dans le fond, que pouvait-elle dire d’autre puisqu’ici bas pour elle c’était forcément l’Enfer.

Il paraîtrait aussi que peu avant de mourir dans un élan désespéré elle aurait lancé un vibrant : “ Viva la vida !”. Alors je m’interroge : n’était-ce pas parce qu’au moment de mourir, de passer de l’autre côté de la frontière – qui sépare l’Ici et l’Ailleurs – dans un dernier doute elle s’est dit : “ Et si le Paradis c’était ici ?”.
Oui ici bas, dans cette vie où, elle – Femme au miroir (miroir qui ne lui renvoyait qu’une image brisée d’elle-même) - avait vécu l’enfer.
L’angoisse ultime, en somme, puisque sur le point d’entrer dans ce qu’elle a toujours considéré comme le Paradis, elle semble perdre la foi en cette croyance qui peut-être jusqu’ici l’aidait encore à vivre en attendant une vie meilleure qui se situe après la mort. Viva la vida ! Un formidable pied de nez aussi à cette formule hispanophone qui laisse à penser que l’on souhaite glorifier la mort : « Viva la muerte ! ». Mais de quelle vie parle Frida Khalo ?

C’est en me posant cette ultime question que se dévoile à moi une autre possibilité ; une autre interprétation s’offre à moi quant au sens de ce cri. Et si ce n’était qu’un pied de nez ?… Je veux dire… : Après tout, la vida que célèbre Frida dans ce dernier cri, n’est peut-être que celle qui se trouve là où elle s’en va parez de ses plus beaux atours, elle qui “ s’habille pour le Paradis ”.
Vu sous cet angle on perçoit mieux le paradoxe qui habitait l’artiste. Il en résulte une drôle d’inversion qui fait de cette vie un monde de mort et de l’au-delà un monde où résiderait la vraie vie. Une conception judéo-chrétienne de l’existence, somme toute.
En définitive, même si rien ici bas n’est définitif, le doute subsiste. Car de ces deux interprétations quelle est la plus juste ?
Frida Khalo emporte son mystère dans la tombe. La légende est sauve.

Dagara

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