26/08/2011

De l’exil comme territoire mental



Réflexion suite à la performance dansée de Qudus Onikeku
"My exile is in my head"

Le terme d’exil renvoie à la notion d’éloignement physique et géographique. Être ici physiquement mais être mentalement ailleurs. L’exil évoque ou convoque le lien au territoire. Mais dans le même temps ce que l’on en perçoit le plus souvent relève essentiellement de l’affect. De l’exil on garde nécessairement le sentiment de perte. Et pour cause, l’affect ne peut se passer ni du temps ni de l’espace encore moins des liens. La terre d'exil ne peut faire office ni de lieu, ni de territoire, car du territoire d'accueil, l'exilé ne veut pas en réalité tant qu'il a en tête les sensations, les sentiments passés, vécus sur la terre dont il a du s'éloigner et qu’il n’a de cesse de sublimer. Et d’ailleurs, l’exilé n’est pas dans un rapport de conquête, il ne tient pas à s’installer. Tout juste aimerait-il pouvoir vivre son exile sans trop de tracas. Il adopte bien plus souvent l’attitude du pénitent que la posture du conquérant. L’humilité est le seul habit dont il veut se parer pour, d’une part, pouvoir aborder ceux qui viendraient à sa rencontre ou qui lui proposeraient le gîte et le couvert. Et d’autre part, parce que sentimentalement démuni, même si par un pur hasard il se trouvait être un homme ou une femme fortunée. Ce n'est pas d'un manque de territoire dont souffre l'exilé, mais de sentiments, de sensations, de liens forts autrefois réels, aujourd’hui fictifs et qui le rassuraient, lui prouvaient son existence. Seulement voilà, il a du abandonner tout ce qui faisait ce qu'il était. Le voilà maintenant étranger parmi d’autres mais avant tout étranger à lui-même puisque dans les autres, ceux qui l’entourent, l’exilé ne reconnaît pas immédiatement ses semblables encore moins quand ceux-ci le renvoient sans cesse dans cet ailleurs qui n’est plus qu’une fiction. L’exilé se retrouve de ce fait en situation précaire, et par conséquent plus sensible. La situation de fragilité dans laquelle plonge l’exil peut être une force pour tout exilé qui réussi à surmonter cette épreuve.

Mais il peut aussi mener l’individu qui le subit dans une impasse, parce que de fait il ne s'y est pas et n’y était pas préparé. Sa posture de départ est donc celle du refus. Il adopte l’attitude de la victime. Il a le sentiment de devoir recommencer tout à zéro et se refuse à reprendre des chemins qu'il a déjà empruntés. D'autant plus qu'il les sait escarpés, et moralement usant. Mettant son moral et son éthique, que dis-je, sa morale, à rude épreuve. Dans son for intérieur grondent des formules qui disent que s'il avait pu, et bien il s'en serait passé de cette situation. Oui... mais le voilà contraint et forcer à vivre.

L’exil n’est pas un choix

L’on serait tenté de croire qu'il existe deux types d’exils, des exils volontaires et désirés, et d'autres non souhaités, non choisis, subis, subitement, sans préavis. Un peu comme une naissance avant terme. Mais si l’on veut être plus juste on ne parlerait pas d’exil, s’il s’agit d’une démarche motivé et volontaire. Il serait plus exact de parler d’aventure, de tourisme ou de je ne sais quoi. Car l’exil est forcément involontaire.

Dans l’aventure il y a une dimension jubilatoire qu'il ne saurait y avoir dans l’exil. L’aventurier vit sa condition comme une épreuve dont il est pleinement conscient et qu'il accepte d'affronter parce qu’il a choisi cette situation de « mise en jeu de son existence » avec beaucoup de guillemets. Par conséquent il l’assume. Il le doit. C’est ainsi, ainsi soit-il, donc ! Il n’a pas d’autre choix possible. Le choix il l’a déjà fait et ne peut revenir en arrière. Sans quoi il portera sur lui, tout le reste de son vivant, l’affront que connaissent ceux qui n’assument pas leurs choix. Avec le lot de frustrations, de mauvais sentiments, tels que l’envie, la jalousie, la rancœur, etc. que cela suppose. Il lui arrivera même parfois de plonger à corps perdu dans la mauvaise foi, juste pour garder un semblant d’espace vital face aux visages accusateurs réels ou fictifs que sa paranoïa naissante exacerbera. Seulement, étant donné qu'il s'agit d'un choix, peut-on réellement parler de péril en la demeure?

Ne devrait-on pas plutôt parler de jeu de la mort, ou pour être moins dans des références cinématographiques, de mise en situation, d'immersion total s'approchant le plus possible de la réalité? L'aventurier volontaire a logiquement prévu toutes les éventualités. Enfin… Toutes sauf les imprévus puisque par définition ceux-ci ne peuvent se prévoir et c'est bien là que se trouve le danger réel, potentiel mais imaginaire, avant tout, tant que ne se produit pas l'imprévu.

De la mort ne parlons plus

A l’inverse, l'exil est une situation d'urgence, qui, de ce fait, oblige à agir rapidement, à prendre des décisions presque au quart de tour. Trouver une solution à tous les tracas, angoisses, qu'il implique. L'exilé éprouve une soif inextinguible d'action, car il met sa vie en péril parce que suspendu au bon vouloir des administrations, de la terre d’exil et de la qualité des nouveaux liens qu’il réussira à y tisser. Et surtout parce qu'une vie mentale ne peut suffire. Le rêve ou souhait de tout exilé qui se respecte est de devenir ou d'être un citoyen, d'avoir prise sur les choses qui l'entoure. C'est entre autre de sa citoyenneté que le prive sa condition d'exilé. Rien d'étonnant donc comme le rapporte Edward Saïd que l'on trouve parmi les exilés un grand nombre de militants politiques. Mais en terre d'exil, l'exilé court après le passé et non l'avenir. Et s'il vient à se projeter vers l'avenir, il ne l'envisage pas à l'endroit où il se trouve. Parce que bien souvent il ne trouve pas légitime le fait de pouvoir prendre part à la vie civile du pays d'accueil. D'autre part, les autorités du pays d'accueil n'ont de cesse de lui rappelé, tout comme elles le font avec l'immigré ou le migrant, qu'il n'est pas chez lui. Que ce fameux "chez-lui" se trouve ailleurs. Le revoilà donc poussé à une existence mentale. Ce qui exacerbe son désir d'agir sur le réel n'est rien d'autre que ça trop grande conscience du caractère éphémère des choses et de l'existence humaine. Sa trop grande conscience de la mort. Il en fait les frais, il en éprouve la réalité. Bien évidemment il est sujet à la paranoïa mais il faut dire que nombre de faits l'y pousse, l'y invite, l'incite à côtoyer ces régions obscures.


Edward Saïd, toujours lui, affirme que dans la communauté fictive que constitue les exilés, nombreux sont les romanciers, et autres intellectuels. Il faut dire que l’imagination est très sollicitée dans une telle situation. Maintenant, dire que seul l’exil justifie cette propension à l’imaginaire, c’est sans doute exagérer. Disons que chez certaines personnes cette condition est un facteur déterminant dans l’expression d’un tel penchant.

Ce qui peut paraître paradoxal ici et qui, si l’on y réfléchit bien ne relève en rien du paradoxe, c’est qu’en définitive cette imagination débordante que l’on prête aux exilés est une projection vers un ailleurs qui s’enracine non pas dans l’avenir mais dans le passé. Le présent n’existe pas parce que l’exilé s’y refuse souvent. Et peu nombreux sont les éléments qui lui donne envie d'y adhérer ou de le poursuivre. Pourtant, le présent serait un présent, un cadeau, un don pour lui.

Il faut qu’il y ait connexion entre le passé et le présent pour que l’avenir soit envisagé comme quelque chose de tangible, de possible. D’où la danse qui sollicite le corps et la tête dans cette quête d'unité de l'individu exilé. Être présent pour ne faire qu’un. Et finalement être.

La frontière qui sépare la condition de l’exilé, de celle du migrant ou du voyageur aventurier est très mince. L’exil est forcé, le voyage entend un retour possible et même programmé. La migration entend un retour éventuel mais bien souvent ce retour est contrarié parce que soumis à la qualité des conditions de la migration. Le migrant peut se retrouver dans la situation de l’exilé, si par malchance le retour se trouve compromis et c’est bien souvent le cas. Il n’en demeure pas moins un migrant ou un immigré, selon. L’exil s’apparente à la migration parce qu’il sous-entend un retour possible. Seulement, tout comme la migration, le retour n’est pas toujours envisageable. Car d’une part, le retour est conditionné par la situation dans laquelle se trouve le pays d’origine. L’exil ayant souvent partie liée avec le politique. D’autre part, parce que l’être humain est sujet, avec l’âge, à un désir profond d’enracinement. Et c’est bien souvent à contre cœur que l’exilé s’installe définitivement dans le pays d’accueil. Mais il n’en demeure pas moins un exilé. C’est sa condition première, c’est cette dernière qui explique sa situation présente.

Et Andreï Makine de souligner face à un Bernard Pivot intrigué : « l’exil c'est la mort… C’est une forme de mort ». Mais de la mort ne parlons plus, Bernard pivote puis rebondi sur une autre question, et comme l’exige la bien séance, l’homme ne doit pas se mettre à nu et la vie de l’exilé est une vie nue, il est donc toujours prompt à se livrer dans l’espoir que son interlocuteur, lui jettera sur le corps un voile de pudeur. Cependant, Makine sait ce qui arrive à ceux qui se sont risqués dans ces domaines. Cham le fils cadet de Noé a raillé la nudité de son père, tandis que Sem et Japhet les fils aînés la recouvrèrent d’un voile. Il n’y a donc pas à dire, il y a des lieux de décence. Se mettre à nu devant un animateur télé n’est pas dans les mœurs d’Andreï Makine. La pudeur prend donc le dessus, d’autant que celui qui pose les questions est chez lui, il peut avoir la curiosité malsaine ou jouer de sa position, se sachant en position de force. Il faut dire que c’est dans son décor, dans son intérieur, sur son territoire que se joue la scène.

Que celui-ci soit virtuel ou réel, l’exil ne peut se défaire de la géographie. L’avènement de l’internet a sans doute à jamais modifié la donne pour ceux qui vivent l’éloignement mais plus encore pour l’exilé. Il semblerait en effet que sur l’échelle de la douleur qui découle de l’éloignement non désiré, l’exilé se situe sur la crête de cette mesure imaginaire. Mais nous ne l’ignorons point et si tel n’est pas le cas, bien vite nous l’apprendrons : « on ne peut supprimer la douleur, tout au plus peut-on l’atténuer ». En son temps Edward Saïd disait de cette tristesse qu’elle n’est pas surmontable, nous sommes donc tenté de dire que les nouvelles technologies de l’information ont changer ou sont, peut-être, en train de changer la donne.

Dans les « pas » de Bartleby


Quoi qu’il en soit, s'exiler c'est prendre le risque d'y laisser sa peau. Nous sommes donc tous quelque part des exilés potentiels. L’existence est un exil.
En effet, dès lors que nous venons au monde nous sommes confrontés, arrivés à un certain âge au fait qu’il faille choisir. Exilé du confort, du cocon, de la matrice mère, nous devons vivre où alors nous mourons. Et tant que nous éprouvons le complexe de Jonas, ou de Peter Pan, selon, c'est à dire, tant que nous nous refusons à affronter le monde adulte, nous sommes coincés entre la vie et la mort. D’où l’expression, « grandir c’est choisir ». Il arrive même parfois que nous croyions vivre et que soudain un élément vienne nous donner la sensation du contraire. Commence alors les grandes interrogations intellectuelles que suscite, engendre, l'exil... Commence donc l'exil.

« Être ou ne pas être, telle est la question », fait dire Shakespeare à Hamlet.

Assumer ses choix ou ne pas… Bartleby le personnage de Herman Melville, « prefer not to… » Et on le sait définitivement exilé de l’existence humaine. Il se marginalise. Au final, son choix c’est « de ne pas… ». Dans le fond, tout exilé marche quelque part dans les "pas" de Bartleby. La condition de ce dernier lui pend au nez.

Exit, par ici la sorti… Existe, crée des liens


Recréer du lien en terre d’exil est plus que nécessaire, vital. Aussi, toujours sur le fil du rasoir, les sens trop aiguisés, l’exilé se retrouve comme mise à nu, le seul repaire ou repère qu'il ait encore reste la mémoire, le souvenir. On le dit souvent à fleur de peau, comme crispé sur lui-même, ne laissant que difficilement les sensations du nouvel environnement prendre place en lui. Mais ce qu'il ignore, c'est que bien qu'il se refuse à sentir - vivant souvent dans le ressenti - il n'empêche qu'il éprouve des sensations malgré-lui. Simple principe de défense que son organisme a mis en place pour maintenir malgré tout l'individu en contact avec le terrain sur lequel il se meut. Mais, dans son for intérieur, l’exilé habite dans sa tête. Le territoire du corps ayant été déserté dès l’instant où progressivement, le temps passant comme une bande son, la distance avec le pays d’origine se creusait. Le temps et l’espace ayant partie lié, plus le temps passe plus l’écart se creuse. Il n’est qu’à se souvenir de l’équation utilisé pour calculer le temps écoulé : Temps, égale distance divisée par la vitesse.

La posture de l’exilé est férocement ambivalente. D’un côté il ne peut se contenter de vivre dans le souvenir et de l’autre il ne veut trop s’installer sur la terre d’accueil. Mais souvenons nous toujours que cette ambivalence n'est pas de son seul fait. N'oublions pas que les autorités de la terre d'accueil y sont pour quelque chose. Par ailleurs, on se méfie toujours lorsque fragilisé, comme écorché vif l'accueil semble trop idyllique. La question qui trotte toujours dans nos têtes, est : "qu'attend-t-on de moi en retour ? " Ou alors : "Quand viendra la claque ?" Bref, l'exilé est sur la réserve, sur le qui-vive. Il y a ce que veut le cœur et ce que réclame le corps.

Que cesse l’absence


Ce que dit la performance dansée de Qudus Onikeku « My exile is in my head » est dans le prolongement de ce que j’avance ici.
Le corps étant ici, la tête s’accrochant à un ailleurs qui - à force de n’être pas vu, ni vécu et donc pratiqué - en devient un fantasme, un improbable, il appartient au corps de ramener l’exilé à la raison, à la réalité. La danse devient alors le langage et le corps le support sur lequel s’écrit la douleur de l’exilé. Puisque le corps est là, il lui appartient de faire passer le message coûte que coûte. Il faut que ce qui se joue dans la tête s’incarne pour ne pas que la raison bascule. Il doit tout faire pour que cet ailleurs fantasmé, devenu une chimère à force d’éloignement, le rejoigne en terre d’exil. C’est à cette seule condition qu’une vie pleine et entière est possible. D’où d’ailleurs cette soif inextinguible d’action que j’évoquais plus avant. Et pour cela il faut que cesse l’absence qui habite le corps exilé.

Cela se passe - pour s’inscrire dans les mots et les pas de la chorégraphe Emmanuel Huynh évoquant l’étrangeté de son lien avec le Vietnam - comme s’il s’était produit une sorte de scission entre la tête et le corps. Et dans cette scission le cou ne fonctionne plus comme un lien.

Toutefois le corps apparaissant comme un moyen d’expression de ce qui se joue dans la tête de l’exilé, il faut donc que le cou retrouve sa fonction et transfère les données de la tête aux pieds.

Car, pour reprendre la formule du curateur Simon Njami « il n’y a de paradis perdu que dans le fond de nos mémoires. » C’est pourquoi je me risque à penser que le titre de la performance dansée de Qudus Onikeku sous-entend « My exile is in my head », et nulle part ailleurs que dans ma tête.

© Dagara Dakin

P.S : j'ai bien conscience de la relativité de mes propos mais faut bien que j'avance. C'est pourquoi tout commentaire sera le bienvenu. En attendant écouté ce morceau de Nina Simone qui selon moi résume bien la condition de l'exilé : "Ain't got no... I've got life"





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