24/09/2011

L'horloge parlante


L’homme s’est engouffré juste à temps dans la rame du RER. Et aussitôt les portes se sont refermées derrière lui. Il sembla éprouver un grand soulagement.
Et je pensais : “ petite victoire rend les grandes défaites moins amères ”.
Son allure générale en disait long sur sa personne : veste trop large et attaché-case immensément disproportionné.

Il jeta son regard de myope par delà ses verres sur l’assemblée, puis, ne pouvant distinguer plus loin que le bout de son nez, se ravisa.
Il rabattit alors un de ses yeux sur le cadran de la montre qu’il portait à son poignet gauche. Puis, dans une lutte quasi désespérée avec son attaché-case, dont il ne savait décidément quoi faire, il tenta de lire l’heure.
Voyant cela j’annonçais : “ Il est quinze heure dix, Monsieur ! ” Il sembla se tranquilliser et, avec un large sourire qui était censé m’être adressé, lança un franc “ Merci !”.
Un postillon se fraya un chemin entre ses lèvres, vola dans l’air et vint s’écraser telle mouche imbibée de trop de bière sur le col de ma chemise. Cela m’apprendrait à prendre les gens en pitié.

Il me faisait l’impression d’un homme pressé. Vous savez... le genre de personnes qui cherchent encore le sens de la morale de la fable du lièvre et de la tortue, commettent des erreurs et se disent toujours qu’ils auront le temps d’y revenir dès qu’ils auront trouvé un moment pour se poser et qui passent leur temps à courir après le temps perdu qu'ils n'arrivent jamais à rattraper. Ce dernier ayant toujours une longueur d'avance sur eux, ou navigant aisément d'un fuseau horaire à un autre.

Certes, ce n’est point par mauvaise volonté, mais juste parce qu’il fait continuellement les mauvais choix.
Voyez sa veste par exemple, j’imagine qu’il l’aura racheté à un ami qui, parce qu’elle ne lui convenait pas, a soutenu mordicus à l’homme pressé qu’elle lui irait à ravir. Ce dernier a bien sûr hésité - il n’est pas con - une seconde ou deux puis il a essayé cette fichue veste, dont la seule évocation lui avait fait pressentir la mauvaise affaire. Mais bon, il voulait faire plaisir à son ami.

Après l’avoir essayée il s’est cru obligé de l’acheter – il fallait bien qu’il rende service à son comparse – ce qui pour lui revenait à faire preuve de courage.
Le voilà maintenant qui comme pour se punir de cette lâcheté non assumée se sent contraint de la porter.

Quant à la montre qu’il arbore fièrement à son poignet gauche, j’imagine que dès l’instant où il l’a acquise elle s’est mise à déconner, n’indiquant jamais la bonne heure, ne faisant jamais son bonheur.
Il chercha tout naturellement à remédier à ce problème et à la mettre à l’heure. Mais pour cela il choisit une horloge qui elle non plus n’indiquait pas l’heure exacte.
Finalement lassé des désagréments causés par ses retards successifs, il s’en référa à un collègue de bureau lequel lui conseilla de s’adresser à l’horloge parlante.
Plutôt que de suivre ce conseil avisé, l’homme pressé prit l’initiative d’avancer sa montre d’une heure. Ainsi, sa logique aidant, il pensait qu’il aurait un peu de temps devant lui.

Seulement voilà ! Le jour où il eut cette idée de génie, on annonçait partout aux infos le passage à l’heure d’été. Il fallait par conséquent avancer sa montre d’une heure. L’homme pressé n’a pas le temps de lire les journaux ni d’écouter les informations télévisées ou radiodiffusées. C’est donc en toute logique qu’il arrive à nouveau en retard à son lieu de travail.

Se défaire de sa montre, peut-être ? Il n'y songe pas une seule seconde. Son lien avec elle est comme celle de certains individus avec leur passé. Une vieille histoire que l'on traine le coeur emplit de nostalgie, d'amertume et de regret. Un amas de sentiment d'où jamais ne sourd une once d'éclaircie.

L'homme court...

Dépité, ce matin il s’est enfin décidé, entre deux retards, à téléphoner à l’horloge parlante. À l’autre bout du fil une charmante voix féminine lui a annoncé avec une certaine nonchalance qu’en raison d’un mouvement social en protestation contre le principe de l’heure d’été, le personnel chargé d’annoncer l’heure n’était pas en mesure de lui donner satisfaction.

Quelque peu décontenancé et agacé, l’homme a violemment raccroché le combiné, est sorti en trombe de chez lui et a foncé en direction de l’ascenseur dont les portes étaient sur le point de se refermer. Il eut juste le temps de se faufiler dans l’entrebâillement. Là, manquant d’écraser les quelques passagers qui s’y tenaient sagement, tout en s’excusant et envoyant une flopée de postillons voler dans l’air, il éprouva un immense soulagement. Sentiment que les quelques passagers ne manquaient pas de juger déplacé.

Mais pour l’homme pressé c’était toujours ça de pris sur le temps qu’il aurait perdu s’il n’avait réussi à s’introduire dans cette satanée machine qui monte et qui descend.

Le chemin que l’homme a parcouru avant d’atterrir dans la rame du RER où je me trouve à l’heure où je me surprends à le scruter sous toutes les coutures, devait - j’en suis certain - être parsemé d’innombrables embûches. J’en veux pour preuve qu’une fois le RER arrivé à la station où l’homme devait descendre, j’ai remarqué qu’il avait laissé derrière lui des traces d’un étron que je supposais d’origine canine – étant donné que c’est le genre de truc qui fleurit sur le pavé parisien. Il collait à la semelle de l’homme pressé comme la poisse à la peau de certains individus.

Le soir en rentrant chez moi, je repensais à cet homme entrevu dans l’après-midi. Je l’avais certainement déjà vu quelque part, mais impossible de me souvenir dans quelles circonstances, ni où.
Une idée chassant l’autre j’en concluais que certains d’entre nous n’avaient décidément pas la vie facile. Mais en voulant regarder mon emploi du temps pour le lendemain je constatais avec effarement que j’avais pour la énième fois raté mon rendez-vous avec ma petite amie. Enfin, je pensais “ ma petite amie ” mais les circonstances étant ce qu’elles sont je doute fortement qu’elle me porte encore dans son cœur.

Oui ! J’avais déjà vu cet homme quelque part : n’était-ce pas le père de ma presque plus du tout amie ?

Décidément, la vitesse grise, mais l’ivresse qu’elle procure se nomme l’oubli.


Dagara Dakin

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